mardi 31 janvier 2017

Sète, 31 janvier 1917 – Mathilde à Jean

Villa de Suède le 31 Janvier 1917
Mon bien aimé 

Figure-toi que j’ai eu deux lettres de toi et hier matin celle du 27 tient le record. Elle a été là en deux jours, ce n’était jamais arrivé, l’autre est du 25. Par la première j’apprends que tu es au lit et tu comprends combien anxieuse je suis d’avoir des nouvelles et de voir arriver le courrier de ce soir. Je te vois tout solitaire dans ton lit et tu peux penser combien j’en suis attristée. Si je pouvais être là pour te dorlotter, mon bien chéri que je serais heureuse ! Une pensée consolante est que tu dois à cela d’être purgé et tu sais que c’est pour moi une tranquillité. Donne moi donc de tes nouvelles le plus vite possible et dis-moi bien toute la vérité. Es-tu visité par tes camarades ? Peux-tu être suffisamment chauffé ?
Ici l’hiver est bien rude pour notre midi, hier – 5, ce matin – 3. Nous n’arrivons pas à ns chauffer, seulement en nous calfeutrant dans la salle à manger ; la véranda n’est plus tenable et les chambres d’en bas alors ! je crois tjours avoir une congestion en descendant. Je n’irais jamais me coucher. Aujourd’hui le vent souffle glacé cela rend le froid encore moins supportable. Mais comment oser se plaindre ?
Hier, tante Berthe était là et ns avons passé l’après-midi toutes réunies dans la salle à manger, bien intimement. Cette après-midi ns allons enfin lui faire visiter le nouvel appartement.
Na va mieux et elle est ce matin tout-à-fait insupportable, touche-à-tout, ne voulant jouer qu’avec que qu’elle ne peut avoir. Nous sommes fatiguées d’elle sa mère et moi. Celle-ci est toujours bien dolente et certaines journées sont désastreuses. Alice a la grippe.
Suzie me contait tout à l’heure son rêve de cette nuit. Je vais te le raconter à mon tour pr te distraire un moment. J’avais parlé ces jours-ci de l’espoir qu’a fait naître chez les Houter[1] un soldat rapatrié en racontant qu’il avait vu ou cru reconnaître Michel[2] dans un camp dont il doit taire le nom, ce camp étant tenu au secret. La moindre tentative est punie par le sacrifice de la vie de celui qu’on recherche. Il dit l’avoir vu passer les mains liées, le regard perdu et puis lui est mort, on n’a pas pu en savoir davantage. Alors Suzie très frappée a rêvé que ce prisonnier était [Daniel] Loux mourant de la tuberculose ; toi fait prisonnier avais demandé à le rejoindre et sacrifiais ta vie dans ce lieu pestiféré par amour pr ton ami que tu faisais vivre de tes soins et tu remplissais auprès des autres un apostolat qui avait attendri le cœur endurci des Boches même et tu les avais tous gagnés et conquis. Ce camp de représailles était devenu un camp modèle.
Au moment où elle raconte cela à ces messieurs, au dessert, mes yeux tombent sur un entrefilet de journal où il est dit que en Bochie les camps de représailles sont supprimés. N’est-ce pas étrange ce rêve ?
Je dois te quitter à regrets pr aller avec Suzie au nouveau logement.
Laisse-toi bien soigner. Ce temps de lit est toujours cela de pris sur les souffrances par le froid.
Remercie Ouvier pour moi de son dévouement et dis moi bien vite ce qui peut te faire plaisir[3].
            Reçois les plus tendres baisers de ta maman.

Figure-toi que j’ai croisé hier un officier du 132. Il était avec deux autres, je n’ai pas osé l’arrêter. Est-ce toujours le même, je ne sais.
 

[1] Annie Busck, une cousine germaine de Jean, avait épousé Edouard Houter, négociant d’origine alsacienne.
[2] Michel Houter (1887-1914), le jeune frère d'Edouard, était en fait mort dès le 28 août 1914, comme l’indique sa fiche sur Mémoire des hommes.
[3] L’anniversaire de Jean s’approche : il aura 24 ans le 18 février 1917.