dimanche 29 janvier 2017

Sète, 29 janvier 1917 – Mathilde à Jean

Villa de Suède le 29 Janvier 1917 

Mon enfant chéri 

Je t’ai écrit hier, de bonne heure, et ai mis tard ma lettre à la poste, après avoir partagé mon après-midi entre Mme Néri [née Jeanne Jalabert, épouse Julien] chez qui j’ai déjeuné et tante Anna qui a en séjour jusqu’à demain sa pauvre nièce Suzanne [Schwebel, veuve Egg] et ses enfants [Henri, Jean et Pierre]. Cette dernière me parait bien courageuse, mais c’est un spectre, la figure toute tournée par des contractions nerveuses fait peine à voir.
            Elle parle beaucoup avec volubilité et raconte ses regrets poignants. Elle a le droit d’en avoir. Alex [Alexandre Egg] était encore mal remis, toussant tjours, vrai candidat à la tuberculose, il aurait dû être réformé, ou versé dans l’auxiliaire et ils ont été envoyés lui et ses camarades à la boucherie par un commandant incapable, ignorant de son métier. Devant eux 200 mètres de fers barbelés non encore atteints par l’artillerie et une mitrailleuse qui n’avait pu être repéré et qui fauchait les rangs l’un après l’autre. Il savait où il allait. Du reste il parait que l’Illustration raconte cet épisode navrant et j’aime mieux ne pas en parler beaucoup. Le commandant a été en disgrace mais cela ne fait pas revenir ceux qui ne sont plus. Berthe [Benoit, née Mazade] a prolongé son séjour jusqu’à Jeudi. Ns l’attendons demain à déjeuner.
            En rentrant hier soir j’ai eu ta chère carte du 21. Oui il doit faire froid, bien froid dans ce pays puisqu’ici je ne me souviens guère d’avoir eu aussi froid ni d’avoir cependant pas 12 au dessous ! et cela me fait penser encore plus à ceux qui en souffrent autrement que nous. J’espère que tu as pu trouver un asile plus confortable à tes pauvres poilus et que tu es, toi à l’abri pr quelque temps.
            Voilà bientôt une année de front pour toi[1]. Mon cher enfant Dieu t’a protégé que sa volonté soit de te garder encore et de permettre qu’une autre année ne s’écoule pas avant le retour.
            J’ai trouvé hier soir en rentrant Na très fatiguée. Elle était immobile dans les bras de son père avec 39 degrés 5 de fièvre. Nous pensions déjà à bien des maladies graves possibles. Heureusement une grande amélioration s’est fait sentir aujourd’hui et ns sommes convaincus que les dents seules sont en cause.
            Suzie, Hugo et moi avons été à l’enterrement de Mme Thomas-Mazel ce soir, puis je suis retournée voir Suzanne Egg. Pauvre femme à l’entendre son mari seul a connu toutes les atrocités de la guerre et tante Anna parle dans ce sens. Les Eparges, la Somme, rien n’est rien à côté de la défense de la côte 304 et moi je n’ai rien dit mais je me suis sentie froissée dans mon cœur de maman fier de son fils et pénétré de ses souffrances et je suis rentrée le cœur tout gros. Mon humeur s’en ressent je suis triste et je vais me coucher, pr oublier tout ce qui me peine, si je le puis.
            Que Dieu te donne une bonne nuit et une santé tjours aussi solide.
            Je t’embrasse mon fils avec toute ma tendresse. 

Ta maman 

            J’ai vu aussi Mme Munot [?] ce soir. Marcel Cabauton est arrivé dans ce qui est actuellement la capitale de la Roumanie. Il a 22 degrés au dessous de zéro. Il aimerait bien être en France.

[1] Après sa très grave blessure aux Eparges le 18 mars 1915, Jean avait été hospitalisé plusieurs mois, puis en convalescence à Sète, et enfin, au dépôt du 132ème R.I. à Châtelaudren (et à Plélo, le village voisin) jusqu’au début de février 1916.