samedi 21 janvier 2017

Le Pont, Saulchery (Aisne), 21 janvier 1917 – Jean à sa mère

21/1/17
            Maman chérie 

            Voilà trois jours que je te laisse sans nouvelles. C’est honteux. Pardonne-moi. Ma vie est très absorbante ces jours-ci. Après diner je m’assoupis sans avoir eu le courage de me mettre à ma correspondance. Puis je vis moins seul, ce qui contribue beaucoup à me laisser moins de temps.
            Nous faisons très bon ménage, le capitaine Candillon et moi, et nous passons une bonne partie de nos soirées ensemble.
            Ma vie est toute différente depuis son retour à la 5.
            D’abord la Cie marche très bien, il travaille beaucoup, s’en occupe beaucoup, et avec beaucoup de compétence, de bienveillante, de fermeté… qualités qui faisaient totalement défaut à l’autre [G.K.]. L’autre d’ailleurs nous quitte pour aller au Depot divisionnaire reste donc à la Cie encore Millière. Le capitaine a une très bonne influence sur lui. Il devient beaucoup moins sauvage et bon camarade. Les poilus, du moment qu’on leur témoigne de l’interêt sont contents aussi. J’ai actuellement une bonne section, bien disciplinée, bien attachée à moi. J’espère que nous ferons quelque chose de bien quand ce sera le moment.
            Pour l’heure nous sommes toujours ici, ds un des sejours les plus confortables que nous ayons eu depuis longtemps.
            Hier matin je suis allé à la messe. Le commandant [Rivals] m’a demandé si je voulais abjurer. [Pierre] Péchenart[1] a fait un petit laïus qui était très bien, mais il a des opinions sur l’autorité « qui vient de Dieu », que je suis loin de partager, en anarchiste que je suis.
            Avant la messe il y avait eu remise de diplomes de citations. Le commandant m’a remis les miens en accompagnant le geste de quelques paroles amusantes. L’après-midi ns sommes allés en bande au bourg voisin où habite la famille de G. [K.G. anonymisé par l’auteur du blog]. Ce bourg possède un théâtre, les poilus étaient acteurs et spectateurs….. comme tous les concerts du regiment.
            On chante des chansons plus ou moins affreuses, qui seules semble-t-il interesse le public, l’amuse et le delasse. J’en arrive à penser qu’il vaut mieux que ces choses affreuses soient dites ou chantées, et que le poilu soit delassé.
            D’ailleurs, ces chansons perverses sont generalement écoutées sans perversité.
            Le soir je dinais chez K., toujours très hospitalier. Il faut se bien tenir pour ne pas trop boire dans ce pays-là.
            Bourgeois, un autre camarade du bataillon qui vient de passer lui aussi au depot divisionnaire et qui vénère lui aussi la bouteille en sait quelque chose.
            J’ai reçu tes bonnes lettres des 16 et 18, une bonne lettre de [Daniel]Loux aussi et sa photo, te l’ai-je dit ?
            Assez bavardé. Je suis en retard avec tout le monde pour mes lettres à nouveau.
Chaudes tendresses. 

Jean

[1] Pierre Péchenart, prêtre catholique dans le civil, faisant fonction au 132ème R.I. d’officier de renseignements, avec lequel Jean entretiendra longtemps des rapports amicaux. En témoigne une photo cordialement dédicacée par Péchenart en 1927 et que Jean a toute sa vie conservée dans ses archives (cf. billet du 7 avril 2017).