dimanche 1 janvier 2017

Janvier 1917 - Daniel Loux à Jean

[Non datée]
            Mon vieux Coco, 

            A la bonne heure ! voilà une lettre où enfin je puis me donner l’illusion de t’écouter bavarder ! J’ai [mot illisible] les détails que tu me donnes de ta fugue à Paris. Que tu as du jouir de tout cela : je te suis très bien dans ton équipée, serrant des pinces sympathiques, évoquant des souvenirs de Congrès. Alexandre [de Faye], Jean [Monnier] et Henri [Monnier] vivent sous ta plume, mon vieux ! Ce dernier surtout avec son assortiment de croix tintinnabulantes, et sa bonne volonté indéniable. C’est un homme que j’aime plus encore avec la perspective d’un an de séparation. Les entretiens que j’eus avec lui sont des plus sérieux que j’ai jamais eu avec personne. A pas mal de défauts il unissait un fort bon cœur et un profond sérieux : cf. la peine qu’il se donnait dans ses fonctions de directeur de Séminaire. Quand j’y repense, il me semble que nous n’avons pas assez soutenu cet homme dans sa tâche ! Tu t’étonnes peut-être que je te parle de lui. C’est que comme les vieillards ou les gens inactifs je rumine le passé et lui rend justice. 
           C’est ainsi que ce matin quand Mme Westphal[1] m’a dit avoir vu [Emile] Doumergue[2] à Montauban tout effondré et lamentable devant les ruines de la Fac mon cœur s’est douloureusement serré. Que n’ai-je pas dit de cet homme. Que ne dirais-je pas de lui, s’il reprenait son vieux rôle ! Et pourtant en ce moment je donnerais beaucoup pour lui témoigner un peu de sympathie. Ce n’est pas de la bonté, mais le goût irréfléchi et passionné [?] des minorités.  A celui que tout le monde abandonne on pardonne bien des choses.
Une chose triste dans tes nouvelles : ce qui concerne G. [Gaston] Riou[3]. Je le savais depuis quelques jours : une jeune fille d’ici[4] l’a très bien connu chez les De Bavier dont il était le précepteur. Bien triste de voir des types sur lesquels on croyait pouvoir compter pour la grande reconstruction trahir. C’est une trahison, au moins une défection.
L’or me dégoûte plus que jamais à mesure même que je le trouve plus nécessaire sur ma route. Et pourtant que de jouissances légitimes, nobles même il conditionne.
L’incident Riou est particulièrement triste en ce moment où tout parle de pauvreté et sacrifice. Le mariage a eu lieu protestant tout de même n’est-ce pas ?
            Je regrette de ne pas connaître Melle [Léo] Viguier dont tu me fais un charmant tableau. J’ai du la voir aux congrès. Je la sais très dévoué à la Cause et précieuse à [Charles] Grauss. Ceci suffit à m’en faire penser beaucoup de bien.
            Je te vois rôdant en sa compagnie dans la cité : sous les bons côtés pleins d’ombre et de mystère de la vieille église... Je gage qu’à cette heure tu ne pensais guère plus à nos folles randonnées entre 9 h et 10 h du soir tête nue, le long des quais tout noirs, dominés par la chic silhouette de Notre-Dame. Ah ce Paris comme on s’y attache ! Lausanne ne manque pas de coins pittoresques, et à l’horizon splendide, mais ce n’est pas la France, et ce ne sont pas les vieux amis.
            Ma tante [Mme Binet] m’avait déjà écrit ta curieuse rencontre et le plaisir qu’elle avait eu à te revoir.
            Bien affectueusement.
Daniel Loux

[1] Idelette Leenhardt (1866-1944), épouse d’Alexandre Westphal (1861-1951), pasteur et professeur à la faculté de théologie de Montauban.
[2] Emile Doumergue (1844-1937), pasteur, professeur d’histoire ecclésiastique, puis doyen de la faculté de théologie de Montauban.
[3] Gaston Riou (1883-1958) : écrivain protestant pacifiste. Futur député de l’Ardèche. La « défection » à laquelle il est ici fait allusion semble concerner un mariage avec une catholique. Wikipédia indique que ce mariage a eu lieu le 28 septembre 1915 ce qui rend un peu surprenant cette réaction tardive.
[4] Peut-être en Suisse, où Daniel Loux a été à certaines périodes soigné pour sa tuberculose.