jeudi 10 mars 2016

Sète, 10 mars 1916 – Mathilde à son fils

Villa de Suède le 10 Mars 1916
 
            Je viens de dejeuner en tête à tête avec Na. Hugo et Suzie étant allés à bord du Friedland et je ne me plains pas.
            Na a tenu encore de me tenir compagnie sur sa grande chaise. Elle m’a donné ses plus jolis sourires et ils sont delicieux. C’est de plus en plus le joli et lumineux regard de ton père. On dit aussi qu’elle te ressemble beaucoup, je n’en serais pas fâchée certes, je le souhaite. Elle a aujourd’hui les robes courtes et parait tout à fait grande fille. Comme j’aimerais que tu la vois !
            J’ai eu hier ta carte du 1er mon bien aimé fils, elles demeurent décidement neuf jours en route et je m’abonnerais encore à ce régime ! Tante Jeanne [Beau, née Médard] bien aimablement m’adresse ce matin celle qu’elle reçoit de son côté datée aussi du 1er. Elle me fait plaisir me persuadant que tu dis vrai et ne cherche pas seulement à me rassurer.
            Tu as un calme relatif ? mais sera-ce pour longtemps ? Oh ! oui, je pense à Verdun au séjour que j’y fis dans l’angoisse, l’apréhension, le tourment mais aussi l’espérance.
Source : Europeana

            Il a paru dans l’Eclair une reproduction du coin où je passais mes nuits ! Mon Hotel de la Meuse, ma fenêtre, le front et les grosses tours carrées, ou en m habillant, je voyais les Boches faire leur toilette. Ces tours qui datent je crois du XVe siècle ont été atteintes et quelque peu démolies.
            Je voudrais aussi témoigner quelque sympathie aux Barraud [le pasteur Henri Barraud, qui visitait régulièrement Jean à l'hôpital]  mais où les atteindre ? Où recevrait il ma lettre ? Je pense à Mr [Albert] Léo avec une profonde affection et beaucoup de mélancolie et à tous ceux qui luttent et qui souffrent pour leur patrie. Dieu veuille que tous ces héroïsmes comptent et que la délivrance arrive bientôt. J’ai le ferme espoir que cette lutte désespérée hâtera le dénoûment. On ne peut continuer indéfiniment de pareilles choses !
            Je revois ma route de Verdun à Glorieux[1] toute ensoleillée, les bords du chemin remplis de fleurs des champs ; le bruit assourdissant  des lourds canons et des autos rappelait vite à la realité, et les taubs mettaient une note tragique dans ce joli et vert paysage qui aurait été si calme et si paisible ! et le soir de ma fenetre je voyais ces projecteurs fouillant l’horizon et le ciel de leur œil de feu. Je garde de tout cela une impression très profonde. Et ce coin de pays m’était devenu bien cher parce que j’y avais mon fils ! Comme je remercie Dieu qu’il n’y soit pas en ce moment. Bien que le moment actuel soit plein d’aprehension et de tourments.
            Tante Jeanne me dit que Louis [Beau] est dans un secteur assez calme et que Eugène [Beau] courageux attend avec confiance. Hélène [Beau] est à Lausanne.
            Je sors pr aller voir tante Anna. J’achèterai un peu de jambon que je t’enverrai mon bien aimé. Ce que je t’envoie aujourd’hui c’est l’assurance renouvelée de mon infinie tendresse.
 
Ta vieille maman

[1] Voir le 13 avril 1915, le récit du voyage de Mathilde à Verdun pour aller visiter Jean hospitalisé suite à sa grave blessure au poumon.