samedi 12 mars 2016

Mourmelon-le-petit, 12 mars 1916 – Jean à sa mère

12-3-16
            Maman chérie  

            Comme je te le dis dans ma carte je suis au repos depuis hier soir. J’avoue que c’est avec plaisir. Il y avait en somme 3 semaines que nous n’avions pas pu nous delasser, car notre dernière periode de cantonnement était aussi fatigante que la vie de tranchée, je crois te l’avoir dit. Je suis ds les mêmes baraquements, la même chambre, le même lit que le jour de mon arrivée au regiment, avec le même compagnon aussi, l’adjudant Lechanteux.

  
L’adjudant Lechanteux
  
            L’adjudant Lechanteux, qui n’a rien d’un sous-officier de carrière, qui a mon âge et est un très bon camarade, me manifeste une certaine hostilité lorsqu’il a un verre dans le nez ; comme aspirant je suis appelé normalement à passer officier avant lui et une certaine inimitié monte à la surface, inimitié qu’il surmonte parfaitement lorsqu’il est dans son état normal. Dans cette vie de communauté et même de promiscuité les caractères se heurtent et les manies des uns ou des autres deviennent irritantes. 

Mémoires de Jean Médard, 1970 (3ème partie : La guerre)
 

            Ce soir j’ai quitté les ss-off. après le dessert pour venir passer un moment avec toi. Ils sont si rares ces moments où l’on peut être seul. Pendant que je t’écris les chants montent à travers la mince cloison de planche.
            Cette dernière periode de tranchée a été aussi calme, aussi paisible que l’autre, avec notre insouciance de jeunes ns ne pensions même plus à la guerre parfois. Nous avons travaillé à rendre nos abrits plus confortables et plus solides.
            A la relève pourtant la réalité s’est brutalement imposée à nous, un obus est tombé sur le parapet du boyau de communication quand nous rentrions au cantonnement, il a blessé deux hommes, et l’un deux est presque mort ds mes bras. J’en suis encore bouleversé. (Je te donne ce detail par sincerité, pour ne rien te cacher. Crois bien malgré ça que notre secteur est exeptionnellement calme. C’est un accident : le premier décès à la compagnie depuis Septembre).

Source : Mémoire des hommes - JMO 132ème R.I. 11 mars 1916
            Un beau soleil, on cause, on rit, et soudain, avant même qu’on ait le temps de penser au sifflement, une explosion, une seconde d’affolement, une fumée acre et noire qui monte, un corps ds une flaque de sang, et des gemissements. Je suis encore poursuivi par ces gemissements, et ces grands yeux bleus, déjà sans conscience, cette figure au teint blafard qui ne trompe pas. Le retour a été lamentable le long des boyaux des boyaux interminables que le dégel avait transformés en cloaques. Je marchais là tête baissée, moins emu d’avoir été une fois encore frolé par la mort, qu’indigné, écœuré par la guerre. Quelle amertume ! La misère humaine s’étale là ds toute sa grandeur. Le mal moral, la souffrance, la mort.

Source : collections BDIC
 
 
 
          J’ai été apaisé par les paroles du sermon du la montagne : « Heureux les pacifiques, … heureux ceux qui ont faim et soif de justice car ils seront rassasiés ». Dans un moment comme celui-là, l’Evangile prend son sens plein, dit le mot décisif, celui qui console.
              Pardonne-moi de te raconter tout ça, et surtout ne l’inquiète pas davantage. Je te répète que ce 88 sur le parapet de notre boyau de relève est un accident. La guerre est la guerre ; mais je te répète que même à la tranchée nous sommes vraiment peu exposés. Ici naturellement nous ne le sommes pas du tout.
            Nous sommes arrivés vanés. Les boyaux étaient en très mauvais état à cause du dégel. Ce matin au vaguemètre j’ai trouvé des fleurs et des livres de Mlle [Léo] Viguier, des cigarettes de Mlle Agassis. Tu vois que ce n’est pas seulement à la maison qu’on pense à moi. Nettoyage, débarbouillage, rasage, etc. Maintenant, je suis à peu près propre, et je n’ai toujours pas attrapé de poux.
            Cette après-midi, je suis allé au bourg avec [Gabriel] Grange, un des sergents de ma section et quelques poilus de la Cie. Ns avions des cartes pr un concert. C’était une occasion de mettre le pied ds ce patelin qui ns est consigné. Le concert, j’en ai eu vite assez. Atmosphère irrespirable au moral aussi bien qu’au physique. Cabotins, chansons grasses, rires énormes. Ça delasse les hommes de rire ainsi à plein gosier, mais quel delassement !
            Au retour lumière, couleur, eblouissement, qui étonne ds ce pays morne et boueux. Horizons d’un bleu intense, pins illuminés par le soleil couchant, et ds le ciel tous les rayons et toutes les nuances.
            Je tombe de sommeil. Je t’embrasse tendrement. 

Ton Jean 

            Oncle Fernand [Leenhardt] m’annonce qu’Hervé [Leenhardt] a été blessé. Légèrement heureusement. Tous mes amis de Verdun vont bien [nom disparu dans une déchirure du papier] [Albert] Léo, [Pierre] Maury, [Charles] Grauss.