dimanche 21 février 2016

Front de Champagne, tranchée, 21 février 1916 – Jean à sa mère

20-2-16
[Sans doute encore une erreur de date : Jean, quand il écrit deux fois dans la même journée, le mentionne. Cette longue lettre doit donc dater du 21 février.]

Source : collections BDIC
            Maman chérie 

            Ce n’est pas toujours facile d ecrire de la tranchée. Mon abri est epatant, avec table, banc, etc. mais comme il est à 5 ou 6 metres sous terre il y fait noir comme dans un four. Je suis obligé de vivre sur la provision de bougies de mes sergents, ayant négligé d’en prendre ; aussi malgré tout le confort j’y reste le moins possible. Cet abri d’ailleurs je ne l’aurai pas toujours. Demain le propriétaire rentrera en possession ; et le propriétaire est le commandant de la Cie, le lieutenant Renault, actuellement en permission. Après je serai beaucoup moins bien c’est pourquoi, ce soir, je viens passer un petit moment avec toi. Je vis très seul ici ; à part mes poilus, je ne vois absolument personne d’un bout à l’autre de la journée. Mais mes poilus sont épatants. Les deux sergents d’abord. Je prends mes repas avec eux et l’un des caporaux de la section. Je ne fais rien sans leur demander conseil. [Gabriel] Grange[1], le plus agé, (26 ans ?) est un homme serieux, rangé, marié et père de famille. Un peu taciturne, peut-être un peu mou, mais l’on peut compter sur lui. L’autre[2] a mon âge, est peut-être un peu gosse, mais sympathique. Il est Remois. Je ne sais rien d’eux, mais d’après leurs actes et leurs paroles de ces 2 jours je puis dire qu’ils sont très au dessus de la moyenne comme compagnons. Rien ne m’a encore choqué en eux.
            Le jeune caporal vient manger avec nous, très serieux aussi, très bien élevé. Je te dirai ce que je te dis des sergents, je ne sais rien de lui, mais il me fait la meilleure impression.
            Quand je pense à mes poilus, j’ai toujours l’impression que j’avais quand j’étais précepteur : avoir à faire à des types très jeunes, très malléables et ne pas savoir comment les faconner. Ce sont des gosses, de braves gosses. Il ne faut pas exagerer, tous ne sont pas gosses ; à coté de moi ds la galerie qui fait communiquer ma chambre aux abris des soldats, ronfle l’un deux, qui pourrait aussi bien être ds un régiment de territoriaux, un homme precieux d’ailleurs, qui a une experience profonde de la science des mines, qui manie la pelle, ma pioche, les rondins et les planches avec une veritable virtuosité.
            Le commandant de la Cie par interim Ss lieut G.[3], je ne le vois presque jamais. Nous communiquons par des hommes de liaison. Hier pourtant c’est avec lui que j’ai visité le secteur. Sympathique.
            Voilà en gros pour les êtres, maintenant pour les lieux. Les lieux c’est le champ de bataille classique de la guerre moderne, a la difference des Eparges, qui avaient une individualité.
            Une morne plaine ondulée plus ou moins, semée de rare boquetaux de pins. La vue s’étend très loin ; aussi les relais sont interminables. On fait 2 ou 3 heures de marche dans les boyaux avant d’arriver en première ligne. Là le sol est tout remué ; le grisatre et le verdatre est strié ds tous les sens de longues bandes blanches, quant aux boquetaux de pin ils ont souffert. Quelques uns, plus malheureux que les autres ont perdus jusqu’à un vestige de verdure. Ils se dressent lamentables vers le ciel, comme des manches à balais. C’est du moins ce qu’on voit à quelque distance des boches. A 100 metres, par les postes d’observation on ne voit qu’un inextricable reseau de fils de fer barbelés, foret mysterieuse et sombre où rien ne vit.
Source : collections BDIC
            Le paysage d’ailleurs compte peu. Satisfaction est donnée bien plus aux oreilles qu’aux yeux : Depart et arrivée de 77, de 75, de marmites, et chaque calibre a son timbre different, eclatement de torpilles, de grenades, siflement de balles, ronflement de moteurs d’avions, toute la gamme, toute la lyre. Il y a des specialistes « Voilà une marmite pour les cuisines », puis après l’éclatement : « C’est un 270, ce n’est pas pr les cuisines, mais pour X ».
            Je te quitte. Je meurs de sommeil, j’ai d’ailleurs parfaitement dormi la nuit dernière, presque sur un lit, et je suis bien couvert.
            Ne tremble pas trop pour moi. Ce n’est pas « la mauvaise vie ». C’est intéressant, c’est utile, c’est même sacré.
            Je n’ai pas encore reçu de lettre de toi de ces derniers jours. Ça ne tardera pas. Je sais bien que tu ne m’abandonne pas.
Très très tendrement

Jean


[1] Gabriel Grange (1887 - ?) : sergent au 132ème R.I. en 1916. Chapelier dans le civil (cf. carnet de Jean Médard).
[2] Clément Lefèvre (1893-1916) : sergent au 132ème R.I. en 1916. Employé de commerce dans le civil (cf. carnet de Jean Médard et Mémorial GenWeb). Tué à l’ennemi à Verdun.
[3] Le nom du sous-lieutenant G. (prénom : K.) revient à de multiples reprises dans la correspondance de Jean Médard et, plus tard, dans ses mémoires. Jean, généralement si clément pour les faiblesses humaines, en viendra à évoquer des comportements qui font que j’ai préféré masquer son identité, pour ne pas chagriner d’éventuels descendants.