samedi 31 janvier 2015

Avignon, 31 janvier 1915 – Jean à sa mère

Avignon, 31 Janvier 1915
Chère Maman 

            Excuse mon long silence. Je ne disposais tous ces jours que de lambauts de temps. Juste de quoi ecrire une carte lettre et je te reservais toujours un moment plus consistant. Aujourd’hui c’est Dimanche et j’en profite pour venir bavarder.
            Semaine très froide, vent glacé, ruisseaux gélés. Mais exercices assez interessants pour moi, pas inutiles à mon developpement militaire. J’aime ce pays malgré son vent. Au moins quand on lutte contre le vent, on lutte contre quelque chose. Toujours la parfaite harmonie entre les membres de la compagnie.
Caserne du 58ème régiment de ligne
Source : Priceminister
            Mes journées se passent comme cela.  Le matin dans la cour de la caserne je vais d’un groupe à l’autre secouant le + doucement possible mes braves bleus un peu engourdis par le froid. L’après midi marche et exercice en tête de la compagnie, courant avec le lieutenant, un sergent ou un caporal. Jeudi soir j’étais chargé de passer la revue de casernement. J’ai toujours envie de rire quand je rentre dans une chambre en entendant le « Fixe ».
            Vendredi nous sommes partis pour toute la journée, après un tir un peu long sous le vent glacé nous sommes allés pique-niquer à l’abri de carrières abritées et ensoleiées. Les bleus étaient contents. Ils faisaient eux-même leur café et tout cela avait un air de fête. Si ce n’était la hantise de ceux qui soufrent on passerait là des moments heureux. Après le déjeuner je suis allé faire un peu de geologie avec le lieutenant, qui est specialiste. J’ai rapporté aux bleus quelques dents de requins et de dorades, des coquilles agglomérées ; immédiatement ils se sont passionnés et toute la compagnie s’est mise à gratter le sol.
            Aujourd’hui aussi belle journée ; le vent est tombé, temps splendide. Je suis allé à l’école du Dimanche, Mr Autrand m’a demandé de dire quelques mots aux enfants, je leur ai parlé de Francis Monod. Puis culte de Mr Rey, celui-ci malgré son grand age a gardé une jeunesse étonnante de pensée et de sentiment. Il m’a gardé à dejeuner. Il y avait là sa fille avec ses deux enfants, et une belle-sœur revenu de Belgique il y a quelques jours. Ce vieux pasteur est touchant, il travaille comme aux premiers jours de son ministère. Il a remué pour moi de vieux papiers poussiéreux ; tout ce qui conserne ses relations avec le grand philosophe anglais Stuart Mill qui a vecu 15 ans à Avignon, avec Edmond Schérer. C’est emouvant ces vieilles choses qu’on remue et qui ont été vivantes[1]. Je l’ai quitté et rentre ici pour t’écrire. Ma chambre est froide, mais j’en jouis bien parce que j’y suis seul. C’est la première fois que je suis seul depuis mon arrivée à Avignon, et tu sais que ces moments là me sont indispensables.
            Ce soir je dine chez les Autrand. Quelle bonne journée que celle de Dimanche dernier ; Il y a si peu de mères et de fils de mon age qui ont ce privilège là. Je te suis infiniment reconnaissant des efforts que tu fais pour ne pas te laisser aller. Oh ! Maman cherie, je comprends tellement ton angoisse et cette pensée de te laisser derrière moi me tracasse tellement ! La vie est toujours une lutte et a toujours son coté tragique. La guerre ne fait que mettre ça en relief. Il s’agit de lutter, de faire son devoir en cherchant sans se lasser la force où on le trouvera toujours.
            Reçu une bonne lettre de Loux, un peu deprimé. Il est malade Il n’a pas pu passer son examen d’E.O.R. et a peur d’être versé dans l’auxiliaire.
            On prepare un depart mais il n’est pas dit que nous en soyons, puisque ns sommes relativement independants du depot.
            Je t’embrasse Maman, toi, la chère Suzon, le bon Hugo, la brave Alice.

J. Médard

            Je ne demanderais une permission pour Dimanche que si notre depart était assuré pour la semaine suivante.


[1] Oui.