jeudi 27 novembre 2014

Draguignan, 27 novembre 1914 – Jean à sa mère


Draguignan le 27 Novembre 1914
            Ma chère Maman 

            Je regrette que tu me trouves peu prodigue en lettres. Je t’écrirai desormais regulierement deux fois par semaine sans attendre reponse. Pourtant si nous nous ecrivions par retour du courrier comme je le fais aujourd’hui ce serait plus rapide et commode pour communiquer.
            Je commence, comme toujours, par repondre à tes questions. Il n’est pas possible d’avoir du feu dans ma chambre, faute de cheminée. Si j’y souffrais du froid je n’aurais qu’à mettre un vetement de plus.
            Il m’est impossible de te donner notre emploi du temps, car notre travail est assez varié.
            Nous ne nous levons generalement pas avant 6 heures. A 7 heures nous partons jusqu à 10 heures sur un champ de manœuvre, ou dans la campagne, l’après midi ça recommence de 1 heure à 4 heures ½. Parfois c’est du tir. D’autres fois des marches plus longues avec service de patrouille d’avant-garde, etc. Alors on se lève plus tôt. D’autres jours nous creusons des tranchées. Une fois par semaine nous avons des exercices de 8 à 9 heures du soir pour nous habituer aux manœuvres de nuit. Aujourd’hui nous sommes partis pour toute la journée. Nous avons dejeuner dans un village des environs avec provisions emportées de la caserne ou achetées sur place et nous rentrons maintenant. Mais même les marches ne depassent pas 15 à 20 kil. On ne cherche pas à nous entrainer à marcher beaucoup, mais à savoir combattre, et tout le long de la route nous faisons du service en campagne, ce qui est d’ailleurs beaucoup plus fatigant mais aussi plus interessant. Certains coins sont ravissants. Je viens de passer vraiment une bonne journée.
            J’ai reçu une lettre de Moutet. Ils ne se sont pas encore battus, sont en arrière où ils font surtout de la cuisine. On les cantonnent assez bien et ils peuvent resister au froid.
            N’aie pas honte de me dire que tu te sens seule et que tu en souffres. Ces petites souffrances palissent à côté de celle de tant d’autres, mais entre nous nous avons bien le droit de nous le confesser        
           J’ai reçu une lettre d’Haein[1]. Ses parents consentent enfin à ce qu’il aille à Montauban, mais comme cet hiver est perdu pour lui il le consacre à sa mère tant qu’il n’est pas appelé, car son père est sur le front.
            Bonne lettre aussi de Lestringant. Il est pris, mais avec sursis d’appel pour ne pas desorganiser les services d’infirmerie où il était employé. Presque tous mes amis de Faculté sont maintenant sur le front.
            Je t’embrasse de tout mon cœur Maman cherie.

Jean

[1] Emmanuel Haein (1896-1968). Membre de la Fédé lycéenne. Futur pasteur.

samedi 8 novembre 2014

Train sanitaire semi-permanent PLM n° 1, 8 novembre 1914 – Albert Léo à Jean


A Léo
22e section infirmiers
train sanitaire semi-permanent PLM n° 1
Commission régulatrice de Gray (Hte Saône)

8 Nov. 14
            Mon cher Coco 

            Tes lettres du 28 Sept et du 23 Oct sont arrivées à peu près ensemble. Je ne savais plus ce que tu devenais. Depuis j’ai été occupé et n’ai pas eu le temps de t’écrire. Enfin notre train retapé et devenu plus pratique a fonctionné. Nous sommes allés à Cormery, aussi loin que les trains marchent par là, puis à Toul, prendre des blessés et les conduire à Besançon. Et maintenant je crains que cette lettre ne te trouve plus à Pont St Esprit et alors quand est-ce qu’elle t’arrivera ?
Source : Pages 14-18, sujet Un train...???
            Je vis d’une façon très étrange, intérieurement parlant. Je suis, avec une mentalité de combattant, dans un emploi fort différent. Quand je transporte des blessés, mon souci est naturellement de m’occuper d’eux matériellement, mais en deux jours je ne puis les connaître de façon à les aider moralement.
            Quand on est à la pause, un grand effort est de tenir propre moi et mes vêtements, d’avoir des réserves de biscuits et de miel dans ma boîte de fer-blanc, etc. A travers ce sale canevas, courent des fils lumineux, les lettres, l’idéal, la famille, les amis, notre foi. Mais on leur en voudrait presque de prendre trop de place, pour ne pas trop ressentir l’écart entre leur grandeur et la misère disette intérieure. On sent toutefois qu’on ne vit que par ces trésors là, qui coulent silencieusement au fond de notre cœur, même quand nous nous lavons les pieds ou que nous torchons un derrière de blessé.
            As-tu su que les anglais avaient admis des formations combattantes par catégorie : une université, un village, etc. Quelles merveilles nous aurions fait ensemble, dans n’importe quel poste. Suppose Domino transporté tel quel en ambulance divisionnaire ! Voilà la guerre telle que je l’admettrais, puisque guerre il y a. Mais ce gaspillage d’énergie est plus terrible que des vies perdues.
            Jusqu’ici mon expérience de la campagne est une haine nouvelle et vigoureuse des gens du midi (gare à toi). Tous ceux que j’ai vu ou dont j’ai entendu parler m’ont rappelé Tartarin, Tartarin tremblant, et hâbleur à proportion.
            Puis je trouve que la plupart des pasteurs sont trop en arrière, alors que les curés sont tués par centaines. Jusqu’ici je ne connais qu’un Weslyen tué ! Alfred Lacheret, je ne sais s’il est tué ou blessé. Je viens de voir tué, mais est-il pasteur. As-tu su la mort d’OlivierAmphoux ? Le connaissais-tu ?
            T’ai-je dit que je corresponds un peu avec Wilfred Monod. Je lui envoie des faits recueillis et il me répond gentîment.
            Ce qui me fait plus peur que les morts, c’est l’absence de sens moral dont les exemples sont légion autour de moi. Sommes nous donc incapables de nous discipliner et d’être maîtres de nous ? Ou bien est ce partout ainsi ? On ne sait que souhaiter.
            Toujours très bonnes nouvelles d’Arcachon. Mais Boissonnas[1] va s’en aller et l’Eglise sera livrée je crois à elle-même. Ma femme a pu être assez active. Guy m’écrit une espèce de lettre, avec des dessins, feuilles, etc. Ici cet envoi m’a bien impressionné. Ils grandissent, grandissent, tandis que la guerre ravage. Quel malheur que nos familles ne soient pas de 6 enfants. Le mot de Napoléon après une défaite : une nuit de Paris rattrapera ces morts, est cruellement faux chez nous. Dans 10 ans les Allemands auront autant de soldats que maintenant. Et nous ?
            Je reçois la circulaire de Pont, véritable trésor.
            Au revoir, quand on s’écrit on s’élève aussi vers Dieu, qui aime et ne tue pas.

Bien affectueusement à toi
A Léo

[1] Sans doute Georges Boissonnas (1865-1942), pasteur d’Arcachon.

vendredi 7 novembre 2014

Marseille, 7 novembre 1914 – Mathilde à son fils


Villa Svea le samedi [donc le 7 Novembre 1914]
            Mon cher fils, 

            Mon séjour s’est prolongé d’un jour à l’autre espérant tjours quelque chose sur ton sort nouveau. J’espérais bien partir aujourd’hui mais je me suis comme laissée retenir jusqu’à lundi parce que je sens vraiment le bienfait que je retire de ce temps de repos. De plus, oncle Marc est tombé malade Jeudi : il a une bonne bronchite et je me fais un devoir d’aller le voir tous les jours.
            Il a reçu hier ta bonne carte. J’ai été bien heureuse que tu aies écrit.
 


Eugène Beau
Source : Sébastien Ertz, collection particulière ©
 
          Henri Ertz (1891-1932), sergent au 4ème BCP et
arrière-grand-père de Sébastien Ertz,  était prisonnier
dans le même camp qu'Eugène Beau.    C'est à lui 
qu'Eugène adressa en novembre 1917 la carte ci-dessus.
         Son arrière-petit-fils Sébastien, en cherchant la
trace des camarades de captivité de son aïeul, a
trouvé la mienne et a eu la gentillesse de me
communiquer ce document. Qu'il en soit ici
vivement remercié.
         Voir aussi la lettre de Mathilde du 25 juillet 1915.
            J’ai eu hier une lettre de Suzie contenant aussi une lettre de votre tante Jeanne [Beau] adressée à ta sœur. Je te l’enverrai si ta sœur ne me demandait de la lui garder. Voici du reste textuellement ce que dit Eugène à ses parents : Blessé le 19 Août je fus fait prisonnier. Ma blessure est guérie. Je me porte très bien et souhaite qu’il en soit ainsi pour vous. Donnez-moi des nouvelles. Tout en nourrissant avec ferveur l’espoir de vous revoir je vous embrasse bien affent. Votre Eugène qui pense bien souvent à tous les habitants du Plan.

Verso de la carte ci-contre
Source : Sébastien Ertz, collection particulière ©













Adresse :       Eugène Beau, sergent au 58e
                        Kriegsgefangenen, Stall n° 10
                        Trùppenubùngs platz
                        Konigsbrück
                        Saxe                Allemagne
            Maurice se remet bien de sa blessure, il est toujours dans un Hôpital de Nice. Ta tante exprime le désir que tu ne te présentes pas à cet examen les officiers étant plus exposés que les non gradés.
            Cela me donne de nouveaux tourments, mais enfin il faut mettre en Dieu toute sa confiance. C’est lui qui a dirigé les évènements puisque je ne soupconnais pas que la chose fut possible. Il peut te garder. Ce serait trop beau si tu allais à Nîmes. dès que tu sauras quelque chose avise nous sans tarder.
            Je partirai donc seulement Lundi à quatre heures pr arriver à minuit, c’est le train le plus rapide. Je suis affublée d’un chien qu’il me faut remettre aux Pastoureau. Il me sera difficile de le remettre à cette heure là, je devrai donc l’amener à Cette ce qui ne fera pas la félicité d’Alice. Je revivrai demain nos heures de Dimanche passé et j’irai au temple sans toi en pensant à toi.
            Je t’embrasse mon cher enfant bien tendrement.

Ta mère affectionnée
Math  P. Médard

             Rudy écrit bien souvent. Il a été envoyé à Bar le duc pr le ravitaillement et a joui immensément de s’asseoir pr manger à une table d’auberge – il croit ne plus être capable de vivre une vie civilisée. 

mercredi 5 novembre 2014

Marseille, 5 novembre 1914 – Mathilde à son fils


Villa Svea[1] 5 Novembre 1914

            Mon bien chéri, 

            Tes bonnes lignes viennent de me parvenir et je m’en veux un peu de ne pas t’avoir encore écrit mais ces deux journées passées paisiblement auprès du lit de tante Fanny n’avaient rien d’intéressant pour toi. J’avais prtant hâte de te dire ma joie de ce bon revoir. Je vis dans ce souvenir bien réconfortant et je bénis Dieu.

            J’ai su hier soir par oncle Axel que tu avais réussi ton examen. On m’engage à attendre ici tes nouvelles car tu ne vas pas moisir à Pont et tu repasseras peut-être ici ; dans ce cas je voudrais encore être là. Néanmoins si je ne reçois rien je partirai après demain probablement.
            Je vais aller déjeuner chez oncle Marc[2] pour le voir un peu et le remercier peut-être apprendrai-je là quelque chose. Tu devrais lui écrire de ton côté, quelques mots seulement. Tu sais qu’il aime ça et il a été assez bon pour nous pr lui en marquer de la reconnaissance.
            Ce serait trop beau si tu allais à Nîmes. On ne peut prtant pas tout espérer. Mais là on se verrait souvent jusqu’au départ.
            Tu as bien fait d’envoyer ton ampoule [?] à M Lafon. Le tout est de savoir si nous pourrons en avoir une autre mais enfin rien de pressé, on cherchera.
            Bonnes nouvelles de Rudy[3] ce matin ; bonnes nouvelles générales du front n’est-ce-pas ! Ce qui m’a déroutée ce matin c’est d’apprendre que Reims était à nouveau bombardé. Je croyais les Allemands chassés de ses environs.
            Einar[4] est venu déjeuner avant hier il a été tout à fait bon et filial et affectueux pour moi ; il a eu je crois beaucoup de plaisir à te connaître et paraissait très heureux de sa soirée avec toi.
            Quand te fait on la troisième piqûre ? peut-être cela te retiendra-t-il encore à Pont. Dis le moi au plus vite.
            Je n’ai rien eu de Suzie ce matin. Je vais vite leur annoncer la bonne nouvelle.
            Je t’embrasse mon grand aimé de fils très tendrement. 
 
Ta mère affectionnée
Math. P. Médard 
 
C’est Einar qui a dit à Oncle Axel de la part d’oncle Marc que tu étais reçu.

[1] Résidence marseillaise de sa sœur Fanny et de son beau-frère Axel Busck, qui était par ailleurs l’oncle de Hugo Ekelund.
[2] Marc Benoît. Frère de Mathilde.
[3] Rudy (Rudolf) Busck, fils de Fanny et Axel. Autre cousin de Jean.
[4] Einar Ekelund : frère d’Hugo Ekelund, le beau-frère de Jean. (Dans cette lettre Mathilde orthographie improprement Eynar).





 

mardi 4 novembre 2014

Début novembre 1914, Draguignan – Formation militaire


Au début de Novembre j’étais envoyé avec cinq ou six camarades à Draguignan au dépôt d’un bataillon de chasseurs où nous avons reçu une formation rapide et intensive assez bien conçue. Je n’ai pas gardé un mauvais souvenir de ce séjour d’un mois. L’adjudant qui commandait notre peloton au-dessus de la moyenne des sous-officiers d’active, compétent et pas trop embêtant,  certains de mes camarades intelligents et cultivés, le temps assez doux et ensoleillé pour la saison. J’avais pu louer, comme à St-Esprit pour un prix très modique une petite chambre où je pouvais le soir lire et faire ma correspondance, enfin à l’aller j’ai pu m’arrêter quelques heures à Marseille et après mon retour à Pont-St-Esprit retrouver ma famille à Sète pour vingt-quatre heures.

Mémoires de Jean Médard, 1970 (2ème partie : Enfance et jeunesse)
 
Source : http://www.mode83.net/draguignan_hier_aujourdhui/intro.php