lundi 1 décembre 2014

Draguignan, 1er décembre 1914 – Jean à sa mère


Draguignan 1 Decembre 1914
            Ma chère Maman 

            Ta bonne lettre m’est rapidement arrivée et je m’empresse d’y repondre.
            J’ai reçu ces jours-ci le chandaï et la paire de chaussette. C’est tout à fait bien, je n’ai pas eu à faire usage du chandaï, mais les chaussettes en ce moment même me tiennent chaud aux pied. Nous aurons le temps d’en reparler mais il me semble que je préfère ce modèle à l’autre.
            Quand à l’argent, envoie-moi les 20 frs si tu peux. Je n’en est pas encore un besoin express, puisque j’ai sur moi plus de 55 frs. Mais là-dessus il y a 30 frs en or qu’il serait bon de garder tels quels pour la campagne, il va me falloir payer ces jours-ci les 20 frs de glace, et enfin, le 9, dix francs de chambre.
            De ce que je fais, je n’ose presque plus te parler tellement ma vie est monotone. C’est toujours le matin le même reveil au clairon, le lever dans l’air lourd de la chambrée, le depart pour l’exercice, la tasse de « jus » une fois bue. Chacun de nous à tour de role prend la place d’un chef de section et le travail commence, beaucoup plus relaché ces derniers jours. Ici souvent nous rentrons de bonne heure pour une theorie ou une conference, car notre adjudant a la parole facile et il en abuse.
            Après la soupe, on se vautre un moment sur son lit en lisant le journal, en attendant le nouvel exercice et le nouveau retour. Je dine rapidement au pied de mon lit à la lueur d’une lampe fumeuse, et je sors de la caserne toujours un peu comme d’une prison, je me paye deux sous de chataigne, je vais lire les depêches à la prefecture, et je rentre dans ma petite chambre où je me sens chez moi, et où je vis près de tous les chers eloignés. A 9 heures je rentre rapidement à la caserne. Il fait beaucoup plus froid, je me couche vite, je m’enfonce dans mon lit comme dans une gaine, tant ma couverture est bien bordée, et je ne tarde jamais à m’endormir.
             Sur ce canevas se greffe un peu de tout, le plaisir d’une bonne promenade matinale, ou l’abrutissement d’un même exercice idiot cent fois répété, des préoccupations, des reflexions, des conversations avec les camarades. Il y en a de vraiment gentils. Dans ma chambre même un garçon très intelligent, un peu catholique, il a été reçu le premier du peloton. Il prepare sa licence d’histoire. Il m’a preté quelques livres de M. Barrès qui m’interessent beaucoup. Sur la masse un peu amorphe il y a quelques types qui ont l’air vraiment bien, mais quand on n’est pas de la même section on a pas le temps de faire connaissance.
            T’ai-je dit que Seston, fils du pasteur de Milhau, près Nîmes, ancien copain de Louis-le-Grand était avec moi ?
            Mes propriétaires sont toujours pleins d’attentions. Le fils vient de m’apporter une chaufferette, qui est tout ce que je puis me permettre comme chauffage. C’est d’ailleurs parfaitement inutile car il fait beaucoup moins froid depuis deux jours.
            Dimanche a été une bonne journée de tranquilité, de correspondance et de lecture. Je suis allé lire pendant les heures chaudes de l’après-midi au grand soleil de la montagne.
            Evidemment j’aimerais mieux d’autre patelin que Draguignan, mais, vraiment, je ne m’ennuie jamais. Je crois que j’ai perdu la possibilité de m’ennuyer, surtout quand je suis seul.
            Je pense bien à toi, à ton travail, à toutes les tristesses qu’il entraine.
            Oui, Mme B. est un fameux phenomène.
            Terrible la disparition du gendre des Frisch.
            J’ai aprouvé le desir de Suzanne d’aller en Belgique, si sa presence était vraiment necessaire. Il ne s’agit bien entendu pas d’un sport. Je suis heureux de voir que Hugo et toi n’êtes pas opposés en principe à la chose. Et pourtant ce serait encore un sacrifice qui te serait demandé là
            Adieu, ma maman chérie. Remercie encore Alice et Suzon pour le chandaï : quand je le mettrai je penserai que c’est vous les trois femmes du foyer qui me tenaient chaud au cœur.
            Je vous embrasse comme je vous aime

Jean