mardi 2 septembre 2014

Vaiges, 2 septembre 1914 – Roger Jézéquel à Jean

Vaiges 2 septembre 1914

Mon cher Coco,

            Je reçois ta lettre à l’instant. J’ai bien reçu la première et j’y ai répondu longuement, mais j’ai du mettre une adresse fausse et la lettre s’est perdue. Tu es bien aimable de m’écrire, tes lettres me font un très grand bien, surtout que je suis dans un état voisin de l’abrutissement. Tu as eu bien tort de ne pas rester plus longtemps au camp. Je ne sais trop que te raconter sur la fin. Elle a été assez lamentable. Meyer est parti le 5 août. Puis peu à peu le camp s’est désagrégé. Nous avons eu beaucoup de difficultés avec les gendarmes. Il a fallu faire des états civils pour chaque type. Des formalités pour les étrangers. Il y a eu des perquisitions pour la T.S.F. Ledoux et d’Auriol, partis de Domino le soir du 2 Août, sont arrivés à Rennes où on les a arrêtés pour la T.S.F. Monsieur Bost est heureusement venu les délivrer. Ils sont arrivés à St Enogat en automobile.
            Fontaine a été assez désagréable. Il essayait de faire prendre feu et flammes aux types en criant Vive l’armée toute la journée. Pont le lui a fait observer et il y a eu une discussion en public. Peu s’en est fallu que le camp se divisât en 2.
            Mais enfin tout cela n’était rien. Domino restait le même. Le ciel bleu dominait toujours les pins, et c’étaient les mêmes dunes où nous nous étions promenés ensemble, où nous avions causé, réfléchi, prié. Le souvenir des bonnes journées restait encore et chaque objet rappelait les absents. Il y avait encore des fantômes de Grauss, de Lestringant, de Meyer, de Médard. Nous savions que vous pensiez à nous.
            Je suis moi-même parti du camp le 9 Août. Depuis j’ai vécu une vie lamentable. Je me suis traîné de lieux en lieux, comme une âme en peine et je reste sous le coup terrible de cette cassure dans ma vie et dans votre vie à tous.
            Jamais je n’en prendrai mon parti. J’hésite. Je ne suis plus ce que je suis. J’ai perdu tout. Il n’y a plus que des cendres dans mon cœur. Je ne prie plus, je ne lis plus la Bible. J’ai honte de moi. Je cède à toutes les tentations. Je vis comme une bête.
            Tu ne me connais pas. Tu ne sais pas jusqu’à quel point je peux tomber. Tu ne sais pas ce que je suis vraiment. Tu ne connais pas cette lutte de tous les jours, et qui dure depuis bientôt 4 ans ; lutte dans laquelle je succombe toujours, et où pourtant je ne suis jamais battu. Qu’un évènement triste m’arrive et je m’affaisse complètement. Je suis dans une morne tristesse et j’attends, j’attends les jours meilleurs. Quand cela finira-t-il ? J’ai des sursauts d’énergies. Je me dis : à partir de maintenant c’est fini. Mais bientôt vient le découragement qui s’insinue traîtreusement, et de nouveau je sens que je m’éloigne de Dieu, de Jésus mon maître et mon modèle.
            Jésus fut tenté 40 jours et je le suis depuis 4 ans. Il est vrai qu’il ne succomba pas.
            Oui mon cher Coco, je suis bien content de pouvoir causer de temps en temps à un de ces heureux qui ont avec moi vécu ces quelques semaines de bien-être et de sainteté qu’on a au camp. Le camp est comme une île dans le fleuve de l’année : une île où je me repose, où j’oublie la lutte d’avant. C’est un septième ciel pour moi. Et malgré tout je sens qu’après chaque camp mes ailes sont un peu plus fortes.
            Mais je te parle beaucoup trop de moi. Je comprends bien ta situation. Tu dois t’embêter tellement là-bas. Je sais ce que c’est. Pourquoi y a-t-il une fin au camp ? On voudrait continuer à vivre heureux et sans souci. Tout parait fade et sans intérêt après le camp. Mais il faut réagir, il faut se secouer. Je ne sais que te conseiller là-dessus. Tu n’as pas l’air d’un type qui se laisser décourager.
            Il est probable que bientôt tu vas partir et que se posera pour toi le terrible problème. Mais je suis sûr que tu ne t’attends pas à ce qui t’arrivera. Mon père m’écrit que lorsque les hommes se trouvent en face de cette réalité qu’est la guerre, quand ils voient leurs camarades tomber autour d’eux, ils perdent toute conscience de leurs actions. Le bruit, la fatigue, l’effroi y contribuent aussi. L’homme fait partie d’un tout, il ne réfléchit pas, il ne s’arrête de tuer que pour manger et boire.  Donc attends toi à cela. Il n’y a pas d’hommes, si forts soient-ils qui gardent leur tête dans ces cas là. Comme les autres tu oublieras tout, il te semblera entrer dans un rêve énorme et étrange. L’instinct t’aidera à marcher, à tirer, à manger et à te reposer. Emploie alors ton reste d’énergie à éviter de te faire tuer. D’ailleurs je suis sûr que tu en reviendras car il y a des hommes que Dieu protège tellement qu’aucune puissance ne peut les atteindre. Ce sera un horrible cauchemar : des hommes et des chevaux morts, des populations qui fuient, des villages en flammes, voilà le tableau de tous les jours pour mon pauvre père. Ta sensibilité s’atténuera, tu ne comprendras pas la douleur des autres, et si tu es toi-même blessé tu ne souffriras pas beaucoup, étant inconscient. Mourir dans cet état là, c’est merveilleux. Si tu te sens mourir tu en seras peut-être content.
            Puis, un beau jour tu te réveilleras. Les évènements te reviendront peu à peu à la mémoire. Tu seras fatigué du corps, fatigué de l’âme, mais tu seras revêtu d’une armure d’acier pour toute ta vie. Il n’y a pas beaucoup d’expérience qui trempe mieux l’âme. Aie beaucoup de courage. Prie, amasse toi un trésor dans le cœur. Puis pars sans peur.
            Mon pauvre vieux je te raconterai plus tard les circonstances dans lesquelles j’ai vécu ces derniers temps. Sache seulement que ma famille et moi et une personne de nos amis, avons été en danger de mort pendant 8 jours. Des menaces d’assassinat nous sont parvenues. Je te raconterai toute la trame de cette histoire qui s’est terminée à notre avantage heureusement. Toutes les passions politiques et religieuses ont été soulevées. La guerre avec sa lance a remué le fond du lac. Il en est monté des crapauds baveux et peut-être aussi des perles de grand prix. Tout monte à la surface. Peut-être je l’espère et j’en suis sûr, un grand bien sortira de ce grand mal. Peut-être aura-t-il fallu obtenir la justice dans le sang. C’est dans le sang que le Christ a expié nos fautes. Puissent tous les peuples civilisés et en particulier notre pauvre France expier dans le sang les fautes du monde. Mais que la volonté de Dieu soit faite.
            18 personnes de ma famille sont à la guerre. Combien en reviendra-t-il ?
            Mon cher Coco, combien il est bon de se dire en ce moment ce que Jésus disait à ses disciples : Vous n’êtes pas du monde, comme je ne suis pas du monde ; ayez courage j’ai vaincu le monde !
            Pauvre Fédération ! Pauvre christianisme. John Mott s’attendait-il à cette débâcle ? Quelle reconstruction nous aurons à faire. Il faudra semer dans les larmes, d’autres moissonneront. « Jette ton pain à la surface des eaux, et tu le retrouveras. » Au travail !
            Tu me demandes quelques adresses. Je n’en ai pas beaucoup.
            Pour savoir où est Meyer et Grauss écrit
2 rue Villeneuve – La Rochelle
Lestringant : 4 rue de Rivoli – Rouen
Lafaurie : 39 rue Félix-Faure – Le Havre
J-B Couve : Les Houles – St Enogat (I. et V.)
pour Dietz : idem
pour Pont : quai Lafontaine à Nîmes
pour moi écris jusqu’à nouvel ordre :
2 rue de Chevrus – Laval
Je ne pense pas rentrer à Paris avant la fin de septembre. Si Paris est investi je ne rentrerai pas jusqu’à ce qu’il soit débloqué.
Ecris moi si tu reviendras à Paris après la guerre, ou si tu restes au régiment. J’aime presque mieux le deuxième cas parce que j’entrerai à la faculté l’année prochaine probablement et je serai avec toi. Combien Lestringant va-t-il rester de temps à la Faculté ? Ce serait épatant d’y être avec toi ! Je le souhaite beaucoup.
Mon cher Coco il faut arrêter cette longue conversation. Mais je sens que nous sommes en communion puisque nous voulons combattre pour la même cause.
Adieu, je t’écrirai très souvent puisque ça ne coûte rien, écris moi aussi très souvent et puissent nos lettres arriver.
Avec toute mon affection

Roger Jézéquel[1]

P.S. – La famille de Monsieur Louis Lafon de Montauban demeure à La Paillasse, près Pont-St-Esprit. Tu peux aller les voir. Il y a un fils Maurice, qui a été au camp l’année dernière.


[1] Roger Jézéquel (1898-1948). Membre de la Fédé lycéenne. Engagé en 1917. Futur pasteur. Futur « Juste parmi les nations ». Par son mariage en 1928 avec Inès Leenhardt, il deviendra un cousin par alliance (assez éloigné) de Jean. Pour plus de détails à propos de Roger Jézéquel, on peut consulter http://fr.wikipedia.org/wiki/Roger_Breuil. Sa lettre, écrite lorsqu'il avait 16 ans, est publiée avec l’autorisation de son fils, Sidney Jézéquel.