samedi 16 août 2014

Pont-Saint-Esprit, 16 août 1914 – Jean à sa mère

 16 Aout 1914
Ma chère Maman,

            J’aurais du t écrire + tôt. Je ne l’ai pas pu. Tu vas le voir ds la suite. Je vais te donner quelques rapides details sur mes peregrinations depuis mon depart de Cette et ma vie ici.
Mardi soir [11 août 1914] longue nuit en chemin de fer, peu de sommeil. Ds les gares longs arrets, distribution de coco aux soldats. Il faisait encore nuit quand ns sommes arrivés à Marseille. Ns avons deposé nos bagages ds un hotel et sommes partis pour Mazargues[1] à pied. Arrivés à 6 heures. Accueil chaleureux. Sommeil. Matinée tranquille. On se plaignait de n’avoir aucune nouvelles de nous. On ne connaissait le mariage de Suzon que par telegramme et on avait l’air de l’aprouver. Départ immédiatement après dejeuner. Ns prenons le train de Marseille pr Aix à 3 heures. Arrivée à Aix à 4 h ½. Ville pleine de soldats. Ns allons aussitôt chez le pasteur, lui remettre notre argent. Sa femme nous reçoit très gentilment. A la caserne on ns reçoit en ns mettant à la porte et en ns recommandant de partir le lendemain matin à 6 heures pour Pont-St-Esprit où nous devons rester. Ns allons reprendre notre argent chez le pasteur, manger des restes sur un banc de la promenade. A 9 heures on consent à ns coucher à la caserne ds une chambrée très propre à coté de braves reservistes. Nuit très courte mais profond sommeil.
            Le lendemain Jeudi [13 août] longue et fatiguante journée en chemin de fer avec plusieurs autres jeunes soldats ds notre cas. Arrets de 5 ou 6 heures à Rognac et Avignon. Ns ns nourrissons toujours de l’éternel poulet d’Elisa et de nombreuses tranches de saucisson.
            Une dame très distinguée qui revient d’Italie avec ses filles et se dirige vers Nantes a l’amabilité de me prendre une lettre pour Loux[2]. Ns parlons de toutes sortes de choses surtout de l’Angleterre où elle a voyagé, et de l’Angleterre religieuse. Arrivé à Bollène à 9 h. Il faut faire 5 kil à pied avec nos paquets sur le dos. Très fatiguant. La traversée sur Pont sur le Rhône se fait non sans beaucoup de formalités. A 10 ou 11 heures on consent à ns faire coucher sur des lattes dans un coin de la caserne. Le lendemain dès 4 heures ns avons demenagé d’un cantonnement dans un autre et on ns a équipé. Nous avions une bonne touche, je t’assure. Jean-Jacques[3] surtout avec des pantalons beaucoup trop courts et une capote beaucoup trop longue.
            La journée d’hier [samedi 15 août] te donnera l’emploi du temps de nos journées pour le moment. Levée à 4 heures ½, marche, exercice, à 10 heures dejeuner. De 10 à 5, on reste sur la paille, on s’occupe de completer son equipement, et l’on dort. A 5 heures diner, puis ns sommes libres jusqu’à 9 heures.
Je ne suis pas mécontent de ma vie. Il est vrai que ns sommes logés ds une ecurie dont ns avons remplacé le fumier par de la paille, le long d’un mur un tuyau de W.C. à moitié crevé laisse une trace penible sur le mur et une odeur plus penible encore. Des puces ns courent sur le corps. Les types font du chahut le soir et ns ns levons très tôt. La nourriture jusqu’à present est insuffisante, pain moisi, etc.
            Mais à côté de ces petits inconvénients, grands avantages.
            Pas trop de travail.
            Quand on manque de sommeil la nuit on dort le jour.
            L’écurie est en somme assez bien aérée. Les provisions suffisent largement à compléter nos repas. Surtout ns avons des chefs épatants (un adjudant et un sergent) + un autre sergent que ns ne connaissons pas encore.
            On ns a formé en compagnie à part, tous les sursis, et s’il y a bien des types sans éducation grossiers et desagreables, il y a une majorité d’étudiants ou  instituteurs assez propres et chics types. Tu rirais à me voir en pantalons rouges, mangeant à la gamelle, me promenant sur les bords du Rhône avec quelques camarades. Je ne suis pas triste parce que je ne m’ennuie pas.
            Des conditions d’hygiène extraordinaires, mais rien de dangereux, l’eau est bonne. Ns ne partirons pas avant 2 mois. Presque tous les types sont de l’Hérault ou de l’Aude.
            Jean-Jacques a l’air de se faire assez facilement à cette vie. Enfin pour le moment ce n’est pas l’abrutissement complet. Ce qui est embettant c’est que Port-Ste-Marie [sic pour Pont-Saint-Esprit] est un sale trou, un village qui ne vit que par sa garnison, et dont la populas est decuplée actuellt par les soldats qui y grouillent : ns y avons été jusqu’à 60 000 mille [sic].
            Pour le moment, je puis garder ma valise avec moi. J’ai + que largement tout ce qu’il me faut. Je n’ai pas le temps de t’en dire plus long, pas le courage non plus car on fait un chahut énorme dans le cantonnement. Pour se distraire chacun chante la sienne, et certains sont bien penibles.
            Je pense bien au foyer mais sans decouragement.
            Je t’embrasse de ton mon cœur.

Ton fils qui t’aime,
Jean
29e compagnie
du 255e régiment de l’Infanterie de réserve

[1] A l’origine village indépendant, Mazargues fait maintenant partie de l’agglomération de Marseille. C’était le lieu d'habitation de Fanny, une tante maternelle de Jean, et de sa famille. Fanny Benoît avait épousé Axel Busck, un armateur suédois (qui était par ailleurs l’oncle d’Hugo Ekelund, le jeune mari de Suzanne Médard).
[2] Daniel Loux. Ami de Jean, condisciple de la faculté de théologie. Futur pasteur. Il deviendra plus tard le parrain de Marie, la fille aînée de Jean.
[3] J’ignore complètement qui est ce Jean-Jacques. Il n'est pas un membre de la famille ; il n'est sûrement non plus ni un camarade, ni un condisciple, que l'usage était alors d’appeler par leur patronyme.